Notre rapport au travail
Des études l’ont démontré : les Français sont davantage attachés au travail que les autres Européens. Pour autant, notre relation au travail n’a rien d’un long fleuve tranquille… Elle a même été sacrément bousculée ces dernières années ! Pourquoi et comment ? Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS, nous donne des clés pour mieux comprendre.
Quelles sont, à vos yeux, les transformations du travail les plus importantes qui ont eu lieu depuis les années 1960 ?
- D’abord, l’existence d’un taux de chômage élevé, ce qui n’était pas le cas durant les Trente Glorieuses. Ce chômage fait pression sur les salariés, c’est un grand sujet d’inquiétude.
- Ensuite, l’informatisation et la numérisation qui se sont développées aussi bien dans le secteur industriel que dans le tertiaire.
- Une nouvelle proportionnalité des secteurs économiques, à savoir une importante décrue de l’industrie et, a contrario, une montée en puissance du secteur tertiaire, donc du nombre de cadres. Auparavant, comme l’écrit Paul Bouffartigue, sociologue et directeur de recherche au CNRS, les cadres représentaient le salariat de confiance des directions mais, au fil des décennies, vu leur nombre, ils sont devenus des salariés comme les autres.
- L’installation, bien sûr, de l’activité des femmes sur le marché du travail.
- Enfin, l’apparition du management et de cabinets de conseil, ainsi que le déversement dans le secteur public de principes issus du management privé.
Tous ces facteurs ont, me semble-t-il, façonné notre économie et notre rapport au travail.
Comment ces transformations ont-elles, justement, modifié notre rapport au travail ?
Ce qui a fait probablement le plus évoluer notre rapport au travail, surtout depuis les années 1980, ce sont, à mon avis, ce nouveau mode de management et ces cabinets de conseil qui s’inspirent des pratiques américaines et japonaises, mais aussi de tendances en philosophie, sociologie, psychologie, psychanalyse, etc.
Mai 1968 a également représenté un événement majeur : il a influencé les stratégies managériales dans le sens d’une individualisation systématique de la gestion des salariés et de l’organisation de leur travail. Dans l’esprit patronal de l’après-68, il s’agissait, en effet, de déstabiliser les collectifs informels de salariés au sein desquels étaient nourries la contestation, la critique sociale et l’idéologie de la lutte des classes (qui ont débouché sur les trois semaines de grève générale avec les occupations d’usines que l’on a connues), afin de pérenniser l’ordre social capitaliste.
Et cette individualisation est devenue progressivement une personnalisation : ont été mis en place des objectifs personnalisés pour chacun, des évaluations personnalisées, des formations individualisées, des plans de carrière… Nous sommes alors sortis de l’équation « À travail égal, salaire égal ».
Dès lors, mis en concurrence, les salariés ont développé des stratégies individuelles pour obtenir les primes les plus importantes, les salaires les plus élevés, etc. Il y a eu là une transformation extrêmement importante de la relation au travail : elle est devenue une expérience solitaire, plutôt que collective et socialisatrice.
À cela s’ajoute un phénomène de psychologisation. En plus d’être une épreuve solitaire, le travail devient un défi psychologique : on est invité à enrôler ses émotions, sa personnalité. C’est ce qu’on appelle le fameux « savoir-être », devenu presque plus important que le savoir lui-même. On parle d’« intelligence émotionnelle ou affective », de « résilience », de « capacité à sortir de sa zone de confort », à « se remettre en question »…
Il y a un resserrement narcissique sur le sens donné au travail. Chacun est de plus en plus motivé à « négocier » son destin individuel dans l’entreprise en cherchant des stratégies de valorisation pour se faire connaître ou reconnaître. De jeunes cadres se font ainsi donner comme objectifs « Montre-nous qui tu es », « Montre-nous qu’on a eu raison de te faire confiance, de miser sur toi », etc.
À quoi tous ces phénomènes aboutissent-ils ?
Du point de vue des salariés, une tension extrêmement forte apparaît entre :
- d’un côté, la volonté de s’affirmer, de se faire reconnaître et remarquer dans son travail, dans un esprit de compétition, désir sursollicité par la logique managériale. Il y a ici une dérive du sens du travail et une grande vulnérabilité des salariés puisqu’on titille leur narcissisme…
- et, de l’autre côté, la nécessité de faire cela en recourant à des procédures, des méthodologies qui sont pensées par d’autres et imposées. L’organisation du travail est, en effet, restée extrêmement influencée par la logique taylorienne : procédures, protocoles et reportings sont mis au point par des experts de grands cabinets, à distance de la réalité du travail. Ces méthodologies sont facilitées par l’informatisation et la numérisation, et imposées aux salariés en déni de leur propre professionnalité (ce sont des professionnels du terrain).
Cette contradiction fondamentale inhérente au nouveau modèle managérial génère de la souffrance. Mal-être, risques psychosociaux, suicides, etc. : aujourd’hui mis sur le banc public, on connaissait peu ces sujets dans les années 1950-1970, on parlait davantage de conditions physiques, d’accidents, de pénibilité…
Et cette souffrance est aussi générée par une autre pratique caractéristique des temps modernes : la pratique du changement permanent. Au-delà de la mondialisation et de l’accélération qui amènent nécessairement les entreprises à changer, il y a néanmoins, dans certaines sociétés – c’était, par exemple, le cas de France Télécom –, une systématisation du recours au changement, ce que les syndicalistes appellent « le changement perpétuel ». Restructuration de départements, de services, recompositions de métiers, changements de logiciels, mobilités systématiques, déménagements géographiques… : tout cela contribue à brouiller les repères. Les salariés deviennent des apprentis à vie : dépossédés de leurs savoirs, ils ont toujours tout à réapprendre et s’accrochent à ces procédés, protocoles et processus comme à des bouées de sauvetage, puisqu’ils ne maîtrisent plus cognitivement ni l’environnement, ni le contenu de leur travail qui changent sans cesse. Ils perdent ainsi la légitimité de s’opposer et de vouloir imposer leur point de vue sur la manière dont il faudrait organiser le travail.
Comment la place du travail a-t-elle évolué ?
Il me semble qu’on pourrait distinguer trois types de personnes et de relations au travail – ce sont des hypothèses, des idéaux-types :
- les 30-45 ans : conformes, ils jouent le jeu moderne managérial et entrent dans la lutte narcissique, parfois jusqu’au burn-out ;
- les séniors que l’on cherche à écarter du travail : davantage mobilisés par « la logique de l’honneur » décrite par Philippe d’Iribarne, polytechnicien, ingénieur des Mines et directeur de recherche au CNRS. Le travail comporte pour eux une finalité sociale. Le sens du travail, l’esprit éthique et le collectif leur importent ;
- les jeunes : ils remettent en cause les règles du jeu managérial. La dimension environnementale, écologique les pousse à redéfinir le travail comme un enjeu collectif de société. Ils cherchent à ouvrir le débat sur ce que devrait être le travail : qu’est-ce qui compte ? Qu’est-ce qui est vital ? Que devrait être l’accomplissement d’un travailleur ? Comment changer radicalement de modèle ?
Comment dès lors nous réconcilier avec le travail ?
Il faudrait, à mon sens, faciliter les conditions pour réinventer le travail, pour le repositionner comme un enjeu de société fondamental et libérer l’intelligence collective. Le travail devrait contribuer à satisfaire les besoins de tous sans être prédateur ni de la santé physique et mentale des salariés, ni des ressources de notre planète, et sans contourner les besoins et attentes des consommateurs. Nous sommes à un tournant historique de notre société où il faut faire l’effort de tout repenser, sinon cela ne marchera pas ! Cette société peut se transformer, il n’y a pas de fatum.
Pour que ce débat soit véritablement ouvert, créatif et libre, il faudrait déjà, au sein du salariat, faire sauter le verrou que constitue le lien de subordination, lien archaïque dans une société démocratique où nul n’est censé appartenir à personne. Pourquoi l’organisation du travail serait-elle la prérogative absolue de l’employeur, une décision unilatérale ? Quand on accepte de mettre son énergie et son temps au service d’un travail dans une entreprise, on devrait être en mesure, avec les autres, de contribuer à définir la nature, la qualité, la finalité et l’utilité de ce travail.
Quel conseil pourriez-vous donner aux managers du réseau GERME ?
Dans l’entreprise, ce qu’il faut remettre au cœur des pratiques, ce n’est pas l’humain (l’humain conduit à la narcissisation), c’est le respect de la professionnalité : prendre acte que les professionnels ont des compétences, des savoirs, ainsi qu’une qualité d’engagement dans le travail ! Le conseil que je donnerais aux managers ? Ils sont autant concernés que les salariés de leur entreprise par ces défis qui nous frappent, ils ne sont pas une catégorie à part : ils ont peut-être des enfants, ils ont, eux aussi, à penser l’avenir de la planète, ils sont, eux aussi, préoccupés par la souffrance au travail... Je pense que les managers ont toute leur place. Ce sont des contributeurs importants, voire indispensables, pour faciliter le débat collectif et aider à rebattre les cartes. Il faut avoir le courage de se dire qu’on ne peut pas soumettre l’avenir du monde à une rationalité fondée sur les dividendes des actionnaires, qu’il y a d’autres préoccupations au premier plan.
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