Interview de Sandrine Roudaut, perspectiviste, chercheuse-semeuse d’utopies, intervenante GERME, éditrice et auteure de deux essais L’utopie, mode d’emploi, paru en 2014, Les Suspendu(e)s (2016) et d’un roman d’anticipation Les Déliés (2020) aux Éditions La Mer Salée.
Comment définiriez-vous l’utopie ?
Étymologiquement, l’utopie, c’est ce qui n’a pas de lieu, qui est irréalisé. Nous avons traduit cela par l’irréalisable, mais c’est un malentendu. Internet, le droit de vote des femmes, la Sécurité sociale… : toutes les grandes innovations ont d’abord été des utopies. Les utopies d’aujourd’hui sont les évidences de demain. L’utopiste est déterminé à faire évoluer son époque.
L’utopie est-elle encore plus nécessaire et souhaitable aujourd’hui, dans notre contexte ?
Oui, plus que jamais ! Nous ne sommes pas tous des utopistes, mais nous avons besoin d’utopistes qui s’autorisent à imaginer un autre monde, qui nous proposent d’autres modèles de société. Parce qu’il ne s’agit pas d’adapter ce qui existe pour faire moins pire (moins d’émissions de CO2, par exemple)… L’utopie est une véritable inversion de la vision du progrès : l’utopiste se préoccupe d’abord de ce qu’il veut pour demain. Pour y parvenir, il s’affranchit de l’existant et ouvre ainsi le champ de l’innovation. L’invention de l’ampoule ne vient pas de la bougie, mais de la lumière.
Pourriez-vous nous citer quelques entreprises qui ont réussi à réaliser leur utopie ?
Il y a, entre autres, 1083 qui fabrique des jeans en coton bio entièrement en France et qui a réussi à rouvrir une filature dans le pays ! Autre exemple : les chaussures Veja, une marque qui a été créée sans qu’aucun euro ne soit alloué à la publicité. Et à Harare, la capitale du Zimbabwe, le centre d’affaires Eastgate Center, inspiré des termitières, fonctionne sans clim’. Ces entreprises nous donnent vraiment envie de demain. C’est déjà un peu du nouveau monde !
Vous dites que les utopistes sont résilients, pourquoi ?
Parce que les utopistes pensent par-delà ce qui a toujours été et par-delà les échecs. Ce sont des personnes audacieuses qui n’ont pas de feuille de route. Pour elles, tout est à inventer. Il ne s’agit pas de revenir inlassablement sur ce qui a été fait et de pleurer l’ancien monde qui se meurt, mais, au contraire, de se concentrer sur l’avenir de manière neuve. En ce sens, les utopistes vivent avec l’incertitude. Ils ne se découragent pas parce que, ce qui importe, c’est la réalisation de leur utopie, un monde meilleur. Ils ne doutent pas qu’un jour elle arrivera, parce qu’elle est légitime et nécessaire. Ce sont des gens déterminés qui subliment les époques tragiques.
À votre avis, que doit faire une entreprise pour être résiliente ?
La technologie la plus résiliente au monde, c’est la nature. Elle traverse les chocs, en ajustement créateur permanent ! Ce qui fait cette résilience, reproduisons-le. La nature est organisée en écosystèmes, elle n’est pas fragilisée par la centralisation et la hiérarchie. En cas de choc, chaque cellule peut se réorganiser, apprendre de celles qui s’acclimatent, qui résistent et profitent de ce choc. Elles peuvent le faire si elles sont toutes en lien, sans cloisons entre les éléments. Cela implique aussi que l’écosystème ne réagit pas pareil partout, la fameuse biodiversité qui nous rend forts. Faisons du biomimétisme avec nos entreprises : c’est la disponibilité à l’inattendu et la biodiversité de solutions qui les rendra résilientes. Par exemple, une entreprise est plus résiliente si une seule de ses activités est impactée par la crise sanitaire et non pas toutes, si elle est très collaborative avec ses fournisseurs, ses concurrents, et déjà en recherche sur d’autres plans. Rigide, centralisée, monolithe, refermée, une organisation est faible. Or l’impermanence et l’interdépendance sont les maitres mots de notre époque.
Vous dites aussi que les utopistes sont pragmatiques, pourquoi ?
Le pragmatisme est une valeur fondamentale pour innover. Les utopistes apprennent en avançant, ils expérimentent et sont capables de changer de stratégie en cours de route. Ils doivent se rendre disponibles à toutes les possibilités. Dans notre société, il y a la tyrannie de la procédure et la perfection, que ce soit dans l’éducation ou dans les modèles que l’on nous propose comme les normes ISO. Les utopistes, eux, s’autorisent l’imperfection et la possibilité d’échouer. Si on ne s’autorise pas la possibilité de l’échec, on ne s’autorise pas l’audace, on ne se lance pas, on n’invente rien de grand… Les premiers panneaux solaires n’étaient peut-être pas parfaits, mais ils avaient le mérite d’exister !
Finalement, que faut-il pour être utopiste ?
Il faut s’autoriser à rêver fort, à rêver grand et être audacieux. Il faut aussi croire en soi et avoir foi en l’humanité. Il faut être lucide sur les faiblesses de notre monde, sur ce qui est injuste, avoir une certaine prétention, avoir envie de le changer, tout en faisant preuve d’humilité, et être persévérant. Être un peu désobéissant aussi, accepter de faire partie d’une minorité qui conteste le statu quo et les croyances de son époque pour la faire grandir. Et surtout être clairvoyant sur ce qui devrait être, ne pas douter de la légitimité de ses utopies.
Vous parlez de rêve, comment rêver l’avenir aujourd’hui ?
On ne rêve plus du futur, on le craint (ou alors on s’illusionne par le high tech qui viendrait nous sauver). On ne désire plus l’avenir, c’est horrible ! On le craint parce que ce qu’on nous projette est sombre, notamment dans la fiction. Les livres, les films, les séries sur le monde de demain sont des fictions d’effondrement - une vie au fond des bois avec des armes ou bien des dictatures avec des citoyens résignés. Il existe peu de fictions joyeuses et apaisantes de l’avenir. Nous nous faisons, en quelque sorte, confisquer notre imaginaire par ces histoires sombres ou le high tech. Or la fiction est ce qui ouvre nos perspectives, c’est le terreau de ce que nous créons. C’est là que naissent les utopies, ce qui n’existe pas encore. Nous avons créé ce que les auteurs et autrices de science-fiction avaient imaginé des années auparavant, que ce soit aller dans l’espace, les drônes ou accepter la surveillance comme dans 1984, d’Orwell. Nous avons besoin de nouveaux récits qui donnent envie de cet autre monde à créer, qui nous donne la conviction qu’on peut prendre notre futur en main.
Votre premier roman, Les Déliés, qui vient de paraître aux éditions La Mer Salée, nous propose une fiction lumineuse et combative…
Oui, je voulais proposer une autre histoire, arrêter de nourrir l’ancien monde et créer un nouveau récit. Les personnes qui le souhaitent pourront s’en emparer. Nous avons tous besoin de désirer un autre monde et de nous recréer une culture commune. Nous avons tous besoin de nouveaux héros et surtout de nouvelles héroïnes, des jeunes, des handicapés, des êtres singuliers… auxquels s’identifier ! Nous avons besoin de voir tout ce que nous pourrions être. Et que nous sommes déjà, au fond. De nouvelles fictions positives sont nécessaires parce que nous avons aussi besoin de retrouver de la confiance à la fois en soi et en les autres. La fiction vient toucher nos émotions et notre imaginaire. Or ce sont ces deux parties de nous-mêmes, que trop souvent nous méprisons, qui nous mettent en mouvement, nous font nous dépasser. Ce n’est pas la raison.
Retrouvez ses ouvrages :
- Les Déliés : https://www.lamersalee.com/livre/les-delies/
- Les Suspendu(e)s : https://www.lamersalee.com/livre/les-suspendues/
- L’utopie mode d’emploi : https://www.lamersalee.com/livre/lutopie-mode-demploi/